Julie Corteville, cheffe du service Patrimoines et Inventaire à la Région Île-de-France, revient sur la naissance de la banlieue, constitutive de l'identité et du patrimoine d'Île-de-France.
L’ouvrage "L'Île-de-France, un autre patrimoine" s'appuie sur 40 années de recherche à l'inventaire général, et invite à découvrir ou redécouvrir les mille et une facettes du patrimoine francilien : ses églises gothiques et ses châteaux Grand Siècle, mais aussi ses aérogares, ses stades, ses cités-jardins et ses villes nouvelles, en passant par ses paysages de bord de Seine ou ses villages de caractère, qui ont inspiré les grands peintres du XIXe siècle. Découvrez tous les mois un extrait de chaque thématique abordée dans l’ouvrage.
La banlieue, laboratoire d'architecture
Le terme de banlieue désigne à l’origine l’espace d’environ une lieue autour de la ville sur lequel s’étend le ban dans la société féodale. La banlieue s’est édifiée dans un rapport d’échange et de tension permanent avec Paris. En 1859, Napoléon III étend Paris à vingt arrondissements. L’annexion des territoires qui ont permis cette extension livre la nouvelle banlieue à elle-même, ignorée par la puissance publique. Ses espaces libres accueillent les fonctions que la ville rejette : cimetières, hôpitaux, champs d’épandage, logements sociaux. Sans unité administrative, la banlieue constitue un domaine fragmenté en espaces socialement très différenciés : villégiature et résidences bourgeoises (souvent à l’ouest) ; banlieue « noire », celle des faubourgs industriels limitrophes ; friches dues à la déprise agricole et maraîchère, que lotissent de petits spéculateurs. À la fin du XIXe siècle, l’implantation de nouvelles technologies – automobile, aviation, électrification – transforme considérablement les communes de la couronne.
La « marée pavillonnaire » déferlera essentiellement entre les deux guerres sur plus de 16 000 hectares. Entre 1921 et 1946, la banlieue absorbe 500 000 nouveaux habitants. Des cabanons-jardins où se rendent les ouvriers le dimanche grâce au chemin de fer aux pavillons en meulière, la banlieue s’invente d’abord à coup de lotissements plus ou moins anarchiques. Cette architecture modeste longtemps considérée comme ordinaire dessine un paysage urbain tellement spécifique qu’il devient constitutif de l’identité et du patrimoine de l’Île-de-France. À l’inverse de cette urbanisation en « tache d’huile », le modèle philanthropique des cités-jardins conjugue habitats, équipements, jardins et commerces pour permettre aux plus modestes d’accéder au confort, à l’hygiène et à la culture. Il constituera une des expérimentations les plus abouties, qui fait encore figure de modèle. Après la Seconde Guerre mondiale, les grands ensembles apportent une réponse radicale à l’habitat insalubre et à la nécessité de loger une population toujours plus
nombreuse. S’ils sont aujourd’hui décriés et fustigés pour leur gigantisme et leur uniformité, il faut rappeler qu’ils ont été construits en un temps record et ont constitué un progrès considérable en apportant un confort inédit à leurs habitants. La labellisation d’une quarantaine de ces programmes « Architecture du XXe siècle » par le ministère de la Culture en 2008, de la Grande Borne à Grigny aux réalisations de Fernand Pouillon, témoigne d’une création foisonnante et de réponses très élaborées aux contraintes de production
massive.
Alors que ce qu’on nomme les « cités-dortoirs » sont déjà contestées, l’État gaulliste planifie cinq villes nouvelles dès le milieu des années 1960, qui tendront vers l’équilibre entre logement, emploi, loisir. Fer de lance de l’urbanisme sur dalle, elles éteindront les derniers feux du mouvement moderne avant de célébrer, à partir de 1975, le retour au schéma classique des rues et le post-modernisme. Véritables laboratoires de formes urbaines, toute une génération d’architectes y fera ses armes. La maison de ville, compromis entre logement collectif et individuel, l’architecture d’entreprise ou encore les équipements intégrés feront de ces nouveaux territoires une vitrine de la modernité française. Musées d’architecture à ciel ouvert, les villes nouvelles, progressivement labellisées d’art et d’histoire, constituent avec le modèle utopique des cités-jardins et les architectures audacieuses des grands ensembles le témoignage incontournable que c’est en banlieue que s’est inventée la ville contemporaine.
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